L'érection royale: lecture physiologique du mythe d'Oedipe

Après les interprétations structuralistes, psychanalytiques et symboliques, qui toutes ont contribué à enrichir le mythe d'Oedipe, il serait peut-être opportun d'envisager une interprétation que nous qualifierons -faute de mieux– de "physiologique".

L'analyse structurelle du mythe d'Oedipe montre en effet que celui-ci s'organise autour des événements majeurs que sont le parricide, l'énigme, la peste et l'inceste. Ces épisodes possèdent cependant un point commun: ils sont liés l'un à l'autre par le thème de la strangulation ou de la constriction.

1) Oedipe rencontre son père sur un défilé étroit (strangulation topographique)
2) Oedipe affronte la sphinge étrangleuse (strangulation symbolique)
3) Oedipe doit faire face à La Peste stérilisante (strangulation biologique)
4) Oedipe découvre Jocaste pendue (strangulation physique)

Dans le premier cas, l'étranglement est topographique: les routes se rencontrent en un goulet qui ne permet le passage qu'a un attelage ou une personne.

Dans le second cas, Oedipe doit faire face à un monstre qui tue ses victimes par strangulation. Ici l'étymologie couramment admise du nom de la Sphinge est explicite: elle viendrait du verbe sphiggô qui signifie étrangler.

Dans le troisième cas, Oedipe doit sauver son peuple de la Peste stérilisante. L'étranglement est ici de l'ordre du biologique. Les hommes, les bêtes et les plantes meurent par l'action "constrictrice" de la Peste sur le flux vital de la nature.

Le dernier cas nous montre Oedipe découvrant sa mère pendue à une poutre après la révélation du secret d'Oedipe. Ici, la strangulation est purement littérale.

A cela, nous pourrions également ajouter que l'infertilité de Laïos et de Jocaste, celle de Mérope, la topographie caractéristique de Corinthe "étranglée" par son isthme (strangulation géographique) de même que les liens qui contraignent les pieds d'Oedipe à sa naissance procèdent tous de la thématique du resserrement.

L'étranglement, la constriction ou la sténose interdisent le mouvement et la circulation de la vie.A tous les niveaux, ce type d'action résulte dans le tarissement énergétique et la mort. Le rôle précis d'Oedipe et la nature même de son action ne peuvent être appréhendés qu'en fonction du principe de la stase ou de l'arrêt des fonctions vitales et génératrices, symbolisés par l'étranglement. Oedipe représente dès lors, par opposition, le principe de dilatation, de la (ré)génération, de la fécondation, de l'élargissement, de l'enflement, du gonflement, de la tumescence caractérisant le mouvement cyclique et centrifuge de la vie. A ce stade, on ne peut que remarquer qu'Oedipe constitue, physiologiquement, une représentation symbolique du pénis qui enfle du fait de la contraction des muscles péniens et de l'afflux de sang (dilatation) des corps caverneux.

Cette analyse nous permet alors de comprendre la signification réelle des épisodes du mythe.

Laïos, voué au tarissement généalogique par la malédiction de Pélops, contrevient (malgré lui?) à l'injonction oraculaire lui interdisant de procréer. Dans son ivresse, il n'a pas su retenir – ou étrangler – sa semence. Il féconde Jocaste, qui se met à enfler (grossesse). Oedipe naît, et son père aussitôt tente de supprimer ce fils (liaison des pieds) qui signifie la fin de son règne, mais aussi, et surtout, sa propre mort (symbolisée, dans l'Antiquité grecque, par une expression caractérisant la mort par la "déliaison des genoux").

Naissance et mort sont ici conjointes et entremêlées à plusieurs niveaux. Si la naissance du fils implique -selon les terme de l'oracle- la mort du père, la mort du fils permettrait par conséquent la (re)naissance du vieux roi. Or cette équation chiasmatique est faussée par le sauvetage d'Oedipe par les bergers auquel il est confié. Oedipe survit et obtient de ses sauveurs un nom qui exprime la tumescence.

Plus tard, lorsqu'il quitte ses parents adoptifs et croise le chemin de son père, c'est encore une dilatation –la colère– qui a raison de celui-ci sur le chemin étroit. Le schème sexuel se répète, la colère d'Oedipe ayant valeur de tumescence, et la mort de Laïos celle de détumescence. Qui plus est, le "viol" à main armée se déroule à la jonction des routes, en un lieu caractérisé par l'étroitesse. Ici encore la métaphore sexuelle est filée. L'enfant-phallus a eu raison de l'impuissance de son père.

La deuxième rencontre importante d'Oedipe est celle avec la Sphinge. Elle se déroule de manière toute identique à la première. Etranglement et dilatation sont, comme il se doit, de la partie. La sphinge étrangleuse "a-sphix-ie" les malheureux qui restent bouche bée devant son énigme, et son énigme "entremêlée" (poikilos) est, à bien des égards, comparable à un lien, à une corde paralysant le mouvement et étranglant celui qui ne connaît pas la réponse. Mais une fois de plus, Oedipe enfle, trouve la réponse à l'énigme "tort-tueuse", ce qui entraîne la mort de la Sphinge. Oedipe a eu raison de l'hymen métaphorique de la "vierge ailée", autrement dit de son énigme. Dans cet épisode, l'action constrictive de la Sphinge et de l'énigme et celle, dilatatrice d'Oedipe, sont encore évidentes.

Le mariage d'Oedipe et sa relation "inceste-tueuse" avec Jocaste sont également régit par le principe de contraction-dilatation. Car après avoir sauvé Thèbes de l'action stérilisante de la Sphinge, Oedipe donne quatre enfants à Jocaste. Il rétablit de la sorte la fertilité naturelle qu'attend son peuple de celui qui est censé le représenter devant les dieux. Malheureusement, les éructations et les éjaculations du souverain déplaisent à ceux-ci, qui font apparaître, une nouvelle fois, un symptôme stérilisant, le fléau de la Peste, pour signifier aux Thébains qu'il y a péril en la demeure. Après maintes péripéties, Oedipe se révèle être l'assassin de Laïos et l'amant de sa mère, et par conséquent "souillure indicible" aux yeux de la population. C'est alors que Jocaste se pend, confirmant une fois encore le schème strangulatoire à l'oeuvre dans le mythe d'Oedipe. Petit détail qui a sont intérêt, au moment ou Jocaste comprend le scandale de sa relation à son fils, elle le traite de "malheureux". Or ce mot, en grec, se dit dusténos, et est composé du préfixe dus- signifiant difficulté, peine et du mot sténos qui veut dire étranglement, contraction, resserrement (qu'on retrouve dans le français sténose). Oedipe peut alors être entendu comme "celui qui a de la peine à rétrécir", ce qui pourrait facilement être pris pour une allusion à peine déguisée au priapisme. Cette hypothèse s'inscrirait de manière parfaitement cohérente dans le mythe d'Oedipe dont le destin -et celui de sa triste descendance- fut conditionné par la faute de Laïos (viol de Chrysippe) et la malédiction proférée par Pélops à son encontre.

Si nous avons tant souligné la nature fondamentalement phallique du personnage et du mythe d'Oedipe, c'est que nous sommes persuadés que les "mystères" de la génération et de la fertilité constituaient une source d'étonnement et d'émerveillement pour les Grecs de l'Antiquité. Cela ne veut pas dire que l'histoire du tyran-sauveur devenu bouc émissaire se résume à cette lecture, loin s'en faut. Reste que notre analyse a permis de dégager des thématiques méconnues ou ignorées, et que celles-ci sont structurellement cohérentes avec une lecture "physiologique" du mythe d'Oedipe reposant sur les mécanismes de l'érection.

Genève, le 26 août 2004