Anagrammes et Ars Magna: Une lecture alchimique de Hamlet

Chaque lettre est un monde, chaque mot est un univers.

Dans le secret de son alcôve, l'étudiant, à l'instar de l'alchimiste, cherche à transmuter le plomb de ses lectures en l'or brillant de ses écrits au moyen de sa parfaite pierre philosophale. Mais les voies menant au succès sont toujours tortueuses et semées d'embûches, car les mots et les livres cachent des pièges redoutables à l'entendement, qui demandent une disposition particulière pour les éviter. Cette précieuse faculté, seul le fou, l'esprit simple la possède pour retrouver son chemin sur le grand fleuve tumultueux de la littérature. C'est ainsi, cher lecteur, que nous soumettons à ton auguste attention le fruit de notre triple folie et de notre admiration pour notre maître vénéré, William Shakespeare.

Illustration tirée du Rosaire des Philosophes

 Doubtful it stood; As two spent swimmers, that do cling together And choke their art. Macbeth, I, ii, 7-9

 Nay, but to live In the rank sweat of an enseamed bed, Stew'd in corruption, honeying and making love Over the nasty sty! Hamlet, III, iv, 91-94

Lire et dé-lire 

Jean-Pierre Brisset(1857-1923), dans La Grammaire Logique et Les Origines Humaines, s'est employé à pousser la recherche étymologique jusqu'au vertige et au delà de toute raison. Exemple: théologie: thé au logis: activité pratiquée de préférence sur le coup de cinq heures par certains ecclésiastiques, devant une tasse de thé.

Quoi de commun entre lecture et folie? Entre lire et délire? Empruntons quelques instants la démesure de Jean-Pierre Brisset et tentons quelques analogies: lire ou l'ire, c'est affronter le silence furieux ou la colère froide du texte. Dé-lire c'est dé-lier, c'est désenchevêtrer la trame du texte pour en mettre à nu son tissu et ses noeuds. Or le fou à lier, le fou furieux n'est-il pas celui qui est capable de dé-lire et qu'on attache justement pour l'empêcher de déranger les mots et les choses? Dé-lire, c'est aussi opposer une disposition vagabonde au monolithisme d'une lecture littérale, c'est prendre le texte au mot sans pour autant le prendre à la lettre. C'est surtout déranger l'ordre établi de l'alphabet pour trouver dans cette rupture des fulgurances propres à éclairer l'objet de notre étude. L'anagramme, renversement de lettres d'un ou de plusieurs mots, est une des méthodes les plus intéressantes pour provoquer la langue, pour chatouiller le texte, c'est justement un dé-lire, une folie dont la méthode a fasciné tant d'auteurs: Rabelais, Saussure et Perec se sont penchés sur le sujet à divers titres. Mais il est un auteur qui surpasse les autres dans ce domaine: je veux parler de William Shakespeare. Son oeuvre regorge d'anagrammes exquis et mystérieux qui jettent une lumière particulière sur ses préoccupations véritables. Exemples.

L'ire de Lear ou lire de l'Aer

Petit résumé: Le roi Lear, se faisant gâteux, veut partager son gâteau (son royaume) entre ses trois filles, Goneril, Regan et Cordelia. Mais avant de distribuer ses thunes, il souhaite entendre sa progéniture faire son éloge et l'assurer de son amour. Les deux premières en rajoutent des tartines coulantes d'hypocrisie, tandis que la troisième choisit le silence pour exprimer la pureté de ses sentiments. Fureur de Lear qui la déshérite et la répudie, et premier acte d'une pièce sur la folie et l'aveuglement des hommes. C'est à ce stade qu'une lecture anagrammatique nous fournit des indices pour interpréter cette pièce noire, dont George Steiner souligne le "tragique absolu".

 Le roi Lear, dont l'entendement est aveugle, perd tout sens de la réalité et verse dans la folie, renversement que l'on peut lire prophétiquement dans son nom: Lear=Real, le monde à l'envers. Mais Lear c'est aussi "L'Aer", et follis, en latin, c'est un ballon plein d'air. Il faudra attendre la fin de la pièce pour que, fou et errant à l'air libre (l'errance est humaine), le roi Lear ouvre son oculatus mentis (son oeil spirituel) et reconnaisse son erreur de jugement avant de mourir.

Les trois filles de Lear possèdent aussi des noms superbement anagrammatiques. Goneril, l'aînée, donne naturellement "Girl One" (première fille). Regan devient "Anger" (colère), et Cordelia permet la combinaison "A Colder I (Eye)", un oeil/moi plus froid. Et c'est bien un des seuls personnages de la pièce à garder ses esprits et son sang froid! Mais cette pièce est aussi un abîme de noirceur. Hasard ou intention délibérée, cette noirceur se retrouve également dans ces mêmes noms: Regan= Negra, Goneril = il Negro et King Lear = Negra ilk (noire parenté ou tous noir). Quelle génie que de réunir autant de noirceur dans une si petite famille!

Hamlet ou le métal hermétique

Dans Hamlet, Shakespeare tisse une trame aussi complexe qu'hermétique et dont les pistes interprétatives sont innombrables, au point que la critique littéraire en a fait le sujet inépuisable de centaines de milliers de publications et de commentaires divers. Une lecture anagrammatique fournit cependant quelques indices supplémentaires non dénués d'intérêt. Dans cette pièce, nous assistons au drame d'un personnage dérangeant ayant pour but de mettre de l'ordre dans un monde dérangé. Le monde est fou et seul un fou peut lui faire entendre raison. Mais pour remettre les choses à leur place, pour réussir ce grand nettoyage, il faut d'abord lessiver le monde de sa corruption, en dissoudre le péché pour en recomposer la pureté, suivant en cela l'injonction des alchimistes: solve et coagula, dissous et coagule. Et Hamlet est le dissolvant universel (l'uni-vert-sel?) au moyen duquel cette transmutation sera accomplie.

Hamlet produit anagrammatiquement " Ah! Melt!", que nous pourrions rapprocher du célèbre passage

"O that this too too sullied flesh would melt, thaw and resolve itself
into a dew" (I. ii. 129-130),

allusion des plus clairement alchimique qui exprime quelques unes des étapes nécessaires à l'obtention de la Pierre Philosophale, opération consistant à transformer la matière première ou vile (solid/sullied flesh), par dissolution (melt, thaw) et coagulation ou distillation en rosée (dew). Hamlet est l'alambic nécessaire pour purifier l'air danois de ses puanteurs et de ses crimes, une sorte de rédempteur dont le destin tragique est de rétablir la rectitude du monde dans son axe originel. C'est un aimant (amant?) qui partage sont coeur entre deux pôles.

Ce même patronyme produit aussi "H. metal", ou métal hydragyre d'Hermès, le mercure des philosophes et vif-argent des alchimistes dont l'antique disposition n'est plus à démontrer. Hermès/Mercure, c'est le messager ailé des dieux, maître des vents et protecteur des voyageurs, le chérubin mythologique dont C.G. Jung dit si justement: "Hermès a beau être un dieu des voleurs et des menteurs, il n'en est pas moins un dieu de la révélation et il a donné à une philosophie antique son nom d'hermétique". Et l'herméneutique, tout comme la cryptologie, est de son ressort. Car Hermès est un maître en matière de secrets, à l'instar de Hamlet qui ne cesse de taire ses intentions "But break, my heart, for I must hold my tongue" (I.ii. 159) et de jouer double jeu, tel un bouffon, un trickster se plaisant à confondre son entourage par des jeux de mots pour ainsi dire dia-boliques. Enfin, Hermès, porteur du caducée, dont l'emblème et le coq (gallus), est également pharmakos, poison (gall) et remède, et l'on sait le rôle prépondérant que joue le poison et l'elixir dans cette pièce.

Mais que se passe-t-il lorsque celui qui a pour mission de transformer le monde perd la boussole? Cherchez le nord et vous retrouverez le bon sens La pièce se situe à Elsinore qui donne "Nore Isle" (l'île du Nord); Hamlet Père se bat contre les Nor(d)végiens; Fortinbras s'en va en guerre en Pologne ou plutôt au Pays Polaire (Pole Land); Lamund ou Lamord le Nor(d)mand est quasiment un centaure et Hamlet est fou seulement lorsque le vent souffle Nord-Nord-Ouest. Pourquoi une telle insistance sur le nord? L'étoile polaire (Polaris), est bien connue des marins égarés pour indiquer le nord et des alchimistes, maîtres de l'étoile, pour les mettre dans la bonne voie! C'est véritablement une étoile en or, une "golden star" (Gildenstern)...

Polonius est l'anagramme parfait de "Lion Opus", l'oeuvre du Lion, autre image alchimique connue. Ce nom peut aussi être lu, selon la Cabbale phonétique ou Langue des Oiseaux dont Fulcanelli a été le brillant herméneute, comme "Pole in us". Que peut bien être ce "pôle en nous" sinon les deux extrémités de l'axe polaire (pole axe-Polacks-pollax) de notre être, corps et esprit conjoint, formant un Axis Mundi dont le Christ est la figure emblématique (l'esprit de Dieu incarné dans le corps du Christ) et dont la conjonction des symboles Roi-Soleil-Or avec ceux de la Reine-Lune-Argent est la métaphore alchimique?

Polonius, dans sa variante "Polonnyus", se transmute en "Oolynnpus" (Olympe), toit du monde, séjour des dieux et pole mythologique Mieux: Polonius a un fils: Laertes. Or parmi les nombreux anagrammes de Laertes, nous avons "stel (still) Aer" (air fixe) et "stealer" (voleur), qui sont des traits distinctifs de Hermès/Mercure. Et c'est bien Zeus, séjournant sur l'Olympe, qui est père d'Hermès à la disposition truande...

Mais Hermès étant de nature triple (Logos), il faudra bien y adjoindre notre bon Fortinbras (Lire: F/Or/Tin/Bras(s) ou Or, Etain et Laiton) dont il est bien spécifié au début qu'il est "of unimproved mettle"(metal). Au dernier acte, ce dernier revient purifié à Elsinore (Rose Line!) pour en hériter la couronne après être allé se battre pour "a little patch of ground/That hath in it no profit but the name" (IV, iv. 19). Que peux donc bien être ce lieu curieux? En lisant avec des yeux d'enfants nous pouvons y voir clair: certains chevaliers arborrant fièrement une rose croix (Rosenkreutz) sur leur poitrine sont aussi allés se battre per crucem ad rosam pour un bout de terre identique: Je-Rusa/Rosa-lem, pole de la chrétienté.

Polonius ou Corambis?

La méthode anagrammatique peut aussi poser de sérieuses questions exégétiques. Dans la première édition de Hamlet (1er Quarto ou quarto pirate), le nom de Polonius est remplacé par celui de Corambis, nom dont les spécialistes de l'oeuvre de Shakespeare ne savent que faire. Certains y voient une allusion à Wawrzynieck Goslicki (Goslicius), évêque et homme d'état polonais; d'autres y voient une allusion à Lord Burgley, secrétaire principal de la reine Elisabeth. Une troisième piste, non moins pertinente résulte d'une lecture anagrammatique. Passé à la moulinette des lettres, Corambis n'est autre que l'anagramme de "Sir Bacom", ou, si l'on prend la variante suivante: "Ccoraannbis+F" cela nous donne Francis Bacon! Voici une folie anagrammatique dont l'interprétation se révèle particulièrement hermétique. Pourquoi ce nom figure-il dans cette version de Hamlet? Est-ce une allusion ironique ou une signature secrète concernant Sir Francis Bacon, vicomte de St.Albans, philosophe, écrivain, homme d'état à la cour de la reine Elisabeth et grand amateur de cryptographie? Bacon était-il derrière Shakespeare comme le soutiennent certains? Shakespeare se moquait-il ainsi de Bacon? Les spécialistes en jugeront.

Reste que ce n'est pas le fruit du hasard si Shakespeare joue autant sur le jeu phonétique, sur les calembours et les anagrammes dans son oeuvre. On pourrait y voir aussi bien une simple disposition ludique qu'une stratégie délibérée de communiquer secrètement avec une élite d'"initiés". Ceci n'est en rien singulier pour l'époque. Certains auteurs ont payé de leur vie leur licence poétique, dramaturgique ou simplement leurs prises de position politique, lorsque celles-ci déplaisaient aux gouvernements en place. Il n'est donc pas étonnant que la cryptographie ait autant occupé les esprits de l'époque. La Renaissance fut en effet le théâtre d'une prolifération sans précédent d'ouvrages sur les techniques cryptographiques: de la Steganographia du moine Johannes Trithemius (1462-1526) au De Furtivis Literarum Notis de Giovanni Battista della Porta, publié en 1563, sans oublier le "chiffre Biliterarie" de Francis Bacon. Dans une Europe en pleine effervescence religieuse et politique, dans laquelle certaines connaissances étaient passibles d'excommunication ou du bûcher (cf. Giordano Bruno, brûlé en 1600 pour hérésie), le recours au secret était une condition sine qua non de survie.

Le théâtre de Shakespeare nécessite, nous l'avons vu, l'application de modes de lecture particuliers pour en dévoiler la complexité. La méthode anagrammatique appliquée à son oeuvre nous semble être riche en enseignements. Elle permet au lecteur d'échapper aux boulevards du sens pour s'aventurer sur des chemins buissonniers où il risque peut être de se perdre, mais sur lesquels il peut aussi faire de bien singulières découvertes Et comme le dit Rabbi Nahman de Braslav, "ne demande jamais ton chemin à quelqu'un qui le connaît car tu ne pourrais pas t'égarer".

Sources

George Steiner,No Passion Spent: Essays 1978-1996, Faber and Faber, Londre et Boston, 1996. pp.129-141.

C.G. Jung, Essai sur la symbolique de l'Esprit, Albin Michel, Paris, 1991.

Niculescu Luminista, "Shakespeare and Alchemy: let us not Admit Impediments"; in REAL, vol.2, 1984. pp.165-198.

Marc-Alain Ouaknin, Lire aux éclats, éloge de la caresse, Quai Voltaire, Paris, 1992.