L'insoutenable légèreté des lettres ou l'art de décaler les sons

Contrepèterie: n. f. – 1582; de l'ancien français contrepéter "rendre un son pour un autre". Interversion des lettres ou des syllabes d'un ensemble de mots spécialement choisis, afin d'en obtenir d'autres dont l'assemblage ait également un sens, de préférence burlesque ou grivois.

Exemple: les luxations mènent à la fêlure.

Trait d'esprit et art éminemment gymnastique pour les uns, exercice de style douteux pour les autres, la contrepèterie oscille narquoisement entre l'ascèse intellectuelle dont se targue le monde littéraire et une trivialité sans fausse pudeur que l'on retrouve souvent dans la culture populaire. Le contrepet, qui procède simultanément de la finesse intellectuelle, de l'intuition et d'un alphabet à géométrie variable, viole l'ordonnancement convenu de la langue et la confond dans ses propres pièges. Il y introduit le chaos, l'indétermination, en disloque le vocabulaire pour en affirmer l'inextricabilité, l'ambiguïté fondamentale et en célébrer la richesse.

Et si un voile d'opprobre semble peser en permanence sur cet art délicieux, on découvre bien vite que de nombreux auteurs célèbres n'ont pas manqué d'apprécier cette permutatoire syllabique jusqu'à enrichir la poétique contrapétique des plus exquises et ingénieuses trouvailles. Parmi ceux-ci, Rabelais (grand contrepéteur devant l'Éternel et fervent amateur de *femme folles à la messe*!) , Musset, Tristan Bernhard, Queneau et Perec en ont été les chantres et ont donné au contrepet ses lettres de noblesse.

Quant à la question de savoir si le contrepet relève plus de la culture littéraire que de la culture populaire, elle est de peu d'intérêt. La culture, ou plutôt les cultures, car cette notion ne peut être que plurielle, sont des espaces de représentation au sein desquels s'élaborent une multitude de relations entre les personnes, les lieux et les choses, articulées selon des modalités particulières, temporelles, géographiques, historiques, etc. et dont nous dépendons pour évoluer dans la complexité de nos rapports au réel. Or l'art de la contrepèterie semble être le résultat de l'accouplement (contre nature?) de l'esprit littéraire avec la prolixité linguistique du populaire. De la sorte, la contrepèterie fait voler en éclat la notion de hiérarchie des discours (le littéraire posé comme intellectuellement, socialement voire moralement supérieur au populaire) en provocant leur collision, voire même leur collusion. Là où l'écrivain s'autorise éventuellement à faire mention du membre viril, il tire parti, en privé ou sous le couvert du pseudonyme, d'un registre lexical populaire ou argotique presque infini pour qualifier le même objet (bracquemart, zob, bite, queue, noeud, gaule, tige, menhir, baobab, gourdin, cyclope, doigt sans ongle, quéquette, etc.) lorsqu'il se met à contrepéter, ce qui lui offre d'innombrables prétextes à de savoureux croisements:

Phèdre abandonna sa loupe au petit hypocrite

Ah, Céline nous dépasse

Hamlet bouleversa la foule de son homélie.

Quel Becket!

Ce qui est en revanche nettement plus éclairant, c'est ce que révèle la contrepèterie en tant que processus et méthode de (mal)traitement du langage. En effet, de par son ambiguïté, la technique contrapétique procède du renversement, de l'échangisme lexical, de la purée de phonèmes et instaure par cela un passage du littéraire au populaire (du littéral au latéral?), d'un mode discursif à un autre, et vice-versa. La contrepèterie engendre ainsi la coexistence de deux ou plusieurs discours dans un espace de représentation commun, elle opère la fusion et la démultiplication à l'infini de ces espaces sous le couvert de l'opération cryptographique, du prétexte combinatoire, qui mène de l'éclat du dire et à l'éclat de rire.

La technique du contrepet (que l'on peut aussi bien étendre entre autres au calembour, à l'anagramme et à l'acrostiche), se rapproche par bien des aspects des techniques de l'herméneutique talmudiste (guematria) où l'interprétation d'un texte passe par toutes sortes de procédés permutatoire pour tenter d'en épuiser les significations, ou de la cabale phonétique chère aux alchimistes (Au Lion d'Or = Au lit on dort), et conduit à repenser notre monde, notre culture et notre langue en tant que lieu permanent de création de sens et de récréation des sens.

La combinatoire contrapètique produit ainsi un éclatement de l'espace littéraire, une brisure de la langue, une "ouverture" selon la formule chère à Eco, qui amène à ouvrir le sens de la langue, à transcender l'horizontalité de l'écrit et du dit afin d'échapper au risque toujours présent d'idolâtrer l'écrit et de figer la parole. Le renversement de sens produit par le réarrangement des lettres d'un mot, d'une phrase constituerait peut-être bien une pédagogie, une poétique et une herméneutique des plus nécessaires à l'heure où la langue s'épuise en mirages cathodiques.

Nicholas Palffy, © 1997