Métaphysique de la Question

Qui a inventé le point d'interrogation, ce hameçon jeté en patûre à notre entendement? 

Source de toute cosmogonie aussi bien que de toute eschatologie, le Quoi est l'attracteur étrange épistémologique de l'humanité. Qu'elle soit sublimement manufacturée dans le kôan zen ou qu'elle pose les fondements de l'herméneutique juive, la question de la question est si essentiellement inscrite au coeur de la pensée humaine qu'il n'est point d'homme qui n'ait fait l'économie de l'interrogation. Du Man-hou? de l'Exode à l'Euréka d'Archimède, la question est aussi bien nourriture pour l'esprit (food for thought) qu'outil stratégique à toute épistémologie. Elle est pour ainsi dire un précurseur apocalyptique en ce sens qu'elle préside à toute illumination, à toute révélation et à toute connaissance. Mais mesure-t-on bien toute la dimension métaphysique de la question? Quelle solution nous offre-t-elle pour exprimer l'intelligibilité du monde et dire l'intelligence des peuples? Nous ne proposerons ici qu'une promenade fractale sur la question, tant sont grandes les interrogations qu'elle suscite...

La question est à l'homme ce que l'eau est au poisson: nécessité existentielle. Elle pose un vide qui n'est pas vacuité mais instance d'un dénouement à venir.

La question instaure l'attente. Elle introduit le sujet à l'Autre ou l'Autrement, elle l'oblige à s'inscrire dans le temps tout en ouvrant un espace intersticiel dans la pensée du sujet. Devant l'interrogation se tisse un champ multiple de possibilités. Elle est latence d'un devenir probable mais jamais certain. Elle est liberté ontologique devant l'Autre ou l'Autrement.

Elle suscite l'utopie, un topos virtuel de la pensée comme espace imaginable, pierre de fondation d'un lieu dit, d'un lieu à dire. Dans l'Etat de la Question tous les citoyens font de la politique...

Devant l'injonction du réel, elle est aussi recueillement, point de suspension dans le flux tumultueux des certitudes apparentes, modalité d'attente et d'attention. Pause, non pas arrêt ou statisme mais concentration de sens au seuil d'un jaillissement, jalons avant fulgurance. A la limite (et l'on ne saurait ici trop souligner l'importance de la limite) elle est transition de phase (voire transition de phrase), pour reprendre l'expression thermodynamique. Tel un sprinter sur le point de jaillir de ses starting-blocks, elle est dynamique du rebond.

Elle est possibilité d'un advenir de l'Autre ou de l'Autrement, potentialité d'être en attente d'épiphanie.

Point d'interrogation aussi, en tant que punctum, point de départ d'un nouveau saut de la conscience au seuil du possible. Par conséquent ouverture au monde, à l'altérité ontologique du monde, reconnaissance de la fonction transcendante du monde en ceci qu'elle nous propose les termes d'un devenir autre.

"Le point, dans son voyage lexical, se trouve ainsi l'enjeu de tensions et le point d'applications de forces contraires: forces de l'infini jusqu'à l'anéantissement; [] forces de l'émergence aussi, de l'apparition et de la naissance".

Il y a aussi du nomadisme dans la question, car elle se pose comme une étape dans le cheminement laborieux de notre conscience, oasis même, car elle tient lieu de campement dans la progression de l'esprit. Celui qui interroge, qui s'interroge est un peu comme un méhariste, un pélerin de la pensée ayant atteint une étape avant de poursuivre son chemin. C'est un point d'eau où notre soif de connaissance vient s'étancher. Enfant de la curiosité, la question est une invitation au voyage. Dans la question, la pensée, encore dépossédée des moyens d'avancer, est mise en suspend, se recroqueville sur elle-même pour réunir ses énergies. Pensée privée momentanément de moyens d'existence, smicarde en file d'attente à l'Agence Naturelle pour l'Emploi de la Pensée.

Humilité donc de la question: poser une question c'est déjà faire exercice d'éthique. Car la question nous met en situation de faire accéder l'Autre ou l'Autrement au status de sujet digne d'intérêt. Elle nous force à nous inscrire dans la reconnaissance d'une altérité qui nous échappe mais dont nous voulons profiter, tirer bénéfice. Dans l'économie de la pensée les questionneurs sont des capitalistes qui tissent la corde pour les surprendre...

Elle est donc désir, non pas de réponse ou d'éclaircissement mais de mouvement: aller de l'avant, aller au devant de ce que nous sommes à un instant donné parce que le désirable est l'expression de notre relation à la vie.

Anticipation d'un désiré-être-différent. Plus ou moins le même, plus ou moins que le même. Pensée-pensante se générant elle-même par la question-questionnante.

Vertige aussi. Invitation au dépassement de soi par soi. Corde vibrante de notre existence. Stridence, culmination de la pensée pensante. A la fois voile, porte, serrure devant laquelle la conscience bute, et clavicule, petite clef qui ouvre à l'au-delà du connu, mais aussi, parfois, souvent, seuil infranchissable, déchirement de l'Ignoramus. Ignoramus ergo sumus.

Quoi? Qui? Comment? Expressions performatives de l'être? Je pose une question, donc j'affirme déjà une volonté de m'inscrire dans un devenir qui trouve son expression principielle dans la question même. Cogito ergo sum.

Réfléchir. Re-fléchir. Se courber sur soi-même, encore et toujours. Tsimtsoum. Exercice de gymnastique. La question: prophylaxie de l'entendement? Elle est courbure de l'espace-temps, singularité même, au sens astrophysique, densité extrème.

Rebellion de la pensée. Subversion. La question est impertinence, in-pertinence. Sa mission est d'être hors-la-loi. "Notre tête est ronde pour que notre pensée puisse changer de direction" disait un impertinent. La question donc comme rose des vents, boussole ou borne kilométrique. Révolution copernicienne, saut quantique ou structure dissipative. Dans l'ordre du réel la question est un dérangement indispensable, c'est l'indice pensable du dé-rangement. Car dé-ranger c'est permettre un réordonancement du monde, c'est accepter la possibilité que la rupture produise un désordre générateur d'autres possibles. Questionner, c'est ainsi faire oeuvre de généalogie, permettre l'émergence de nouvelles générations d'idées et de destins. Théorie du chaos, théorie du Quoi?

Prenez les impertinents qui peuplent à foison nos mythes: Loki, Hermès, Merlin, Diogène, Galilée, Bruno, etc... tous des empêcheurs de penser en rond. Pour eux, la question fonde l'architectonique d'un réel en perpétuel devenir où le doute fait office de compas et d'équerre. D'aucuns se sont vus mener au bûcher pour avoir poser les bonnes questions au mauvais moment. Combien d'autres coulent des jours paisibles sans se poser de question?

Question de temps, temps de la question, questionner à temps. On ne saurait trop souligner la fonction kaïrologique de la question., du moment propice, du temps opportun. Rater le moment opportun c'est faire basculer des vies entières dans le néant de l'insignifiance. Hapax existentiel . "Parfois, la résolution des conflits, des enigmes, les solutions pour conjurer ombres et confusions apparaissent dans un moment d'une exceptionnelle densité qui scinde l'existence et inaugure une perspective riche de toutes les potentialités. "

Perceval et Amfortas, dont la blessure honteuse n'a pour remède que la question posée, au bon moment. Un roi, –image par excellence du principe fécondateur solaire– souffrant des organes de la génération, quelle affliction! Soleil privé de sa composante lunaire et donc dans l'impossiblité de se régénérer? Et Perceval qui n'ose pas demander au roi la raison de son mal! N'avons-nous pas là l'expression d'une conjunctio ratée qui se calcine en vain, faute d'esprit mercuriel? La question qui reste sur le bout des lèvres empêche le dénouement d'un à-venir en suspension. Ah! jeunesse sans conscience n'est que ruine de l'âme... Quand l'Autre fait défection, l'Autrement ne peut advenir. Car privé (temporairement) de sa capacité à générer, Amfortas est du même coup privé d'histoire (Toldot: histoire=générations en hébreu).... Sans entendement, point d'enfantement, et vice-versa? Stérilité existentielle . La ratio est stérile quand elle est livrée à elle-même, quand l'Autre ou l'Autrement reste muet. "Ce n'est qu'à partir du moment où tout l'être de l'homme est traversé par les convulsions de la question, que l'Histoire, qui est essentiellement l'histoire des générations, peut se forger." De la fonction spermatique de la question.

Métaphysique donc. Car il y a aussi l'indicible de la pensée qui se dévoile dans la question. Fracture entre les mots et le pensé à venir, entre l'avant qui est suspendu au bout de la langue et l'après tapit dans l'obscurité du langage et dont on n'apercoit que la queue recourbée sur elle-même. Un point, c'est tout...

Nicholas Palffy, © 1997