Littérature et Astrologie : Moby Dick ou l’Echo interrompu

Par Nicholas Palffy, 29 août 2007


L’astrologie est une fille de joie avec laquelle il ne fait pas bon de s’afficher publiquement, à moins de vouloir passer pour un chien enragé et débile. Vouée aux gémonies de longue date, l’astrologie continue pourtant de hanter les méandres de la littérature et la conscience d’innombrables écrivains. Mais ce couple maudit est toujours entouré d’une atmosphère sulfureuse et délétère.

Pourtant, tel n’a pas toujours été le cas. L’astrologie et ses symboles, le zodiaque et sa ménagerie hétéroclite a longtemps fourni un matériau précieux à de nombreux auteurs parmi lesquels figurent les noms les plus illustres. Mieux encore, de nombreux textes fondent leur architectonique conceptuelle et artistique presque entièrement sur cette préscience dévoyée.

Il faut dès lors admettre que l’astrologie et le zodiaque contiennent des éléments –archétypes ?– suffisamment prégnant pour nourrir l’imaginaire humain et la créativité des meilleurs auteurs.

Les zététiciens et autres sceptiques de tous bords auront beau arguer que cela n’est que foutaise et imbécilité, – ce qui revient à traiter ces littérateurs de fous, si ce n’est de catamites musqués–, reste que le « langage » astrologique et ses tropes multiples peuplent encore les nobles édifices alphabétiques qui nous redonnent des ailes quand le plancher des vaches ratiocinantes s’avère trop nauséabond.

Moby Dick

Ce récit de chasse à la baleine repose entièrement, fondamentalement même, sur les figures de style constellaires connues des marins depuis la plus haute Antiquité.

Le texte est organisé à partir des structures archétypales que sont les solstices et les équinoxes, pour se déployer dans une sarabande orgiaque autour zodiaque. La quête de la Baleine Blanche débute peu avant le solstice d’hiver, marqué par l’obscurité, la désolation stérile et la mélancolie propre à la froide saison. Réalisant que sa vie est entourée d’une chape de plomb, Ishmael, le narrateur, recherche un second souffle vital. Il décide de s’embarquer sur un vieux raffiot rafistolé comme une vielle pute, le Pequod, pour aller voir ailleurs s’il n’y est pas. Durant son périple, il rencontre son alter ego bronzé, un sauvage des mers du Sud nommé Queequeg, avec lequel il pique un gros somme et une petite somme. Queequeg le bien nommé est un matador qui maîtrise la muleta avec brio et manie sa puntilla (en français : La Courte Pointe) ou la pique comme un as. Montée à bord du vieux navire, la paire font peu après la connaissance du capitaine Ahab, un vieux fou déboussolé qui se prend pour le nombril du monde, et qui a pactisé avec le diable qu’il aura la peau du cétacé maudit qui lui a définitivement tenu la jambe. Après moultes aventures à voiles et à vapeurs, l’équipage du Pequod fait enfin face à la terreur blanche. Mais au lieu de transformer le léviathan en hérisson, Ahab et tous les as du Pequod, –à l’exception d’Ishmael–, finissent absorbés dans un monstrueux vortex après que Moby Dick ait coulé le vaisseau. Ishmael en réchappe dans un cercueil, car la mer ne l’a pas jugé à son goût (et parce qu’il fallait bien quelqu’un pour nous mener en bâteau…).

Le tour de force de Melville c’est de faire croire au lecteur quelque peu attentif que son récit est aussi indéchiffrable que le front hiéroglyphique du Cachalot. Hermétique, c’est incontestable. Mais l’auteur a eu la délicatesse de laisser la clef de sa forteresse imprenable sur la porte, au cas où des lecteurs perses et pique-ass voudraient visiter l’édifice sublime et ses mythiques catacombes.

C’est le titre même du roman qui est la clef : MOBY DICK. Mais avant de pénétrer plus avant, il faut savoir se retenir et éviter la précipitation qui laisse le lecteur pantois et sur sa faim. MOBY DICK n’est pas, comme certains pourraient être amené à le croire, le récit d’un vieux fils à maman taciturne et revanchard qui cherche à commettre un matricide symbolique, ni une poisseuse histoire de cape et de pieux, ni une incroyable lutte entre le bien et le mâle. Tout au contraire !

Non, MOBY DICK est tout à la fois une somme cétologique, une épopée herméneutique et un ravissement épistémologique, un récit époustouflant fondé sur la vieille roue céleste et son increvable révolution. Comme Ulysse et son Odyssée, Ishmael est le matelot pneumatique qui retrouve son souffle dans les étoiles qu’il mate là. Son entrée en matière est silencieusement assourdissante : Call me Ishmael. Trois mots, et un point, c’est Tout. Trois mots et un point qui contiennent le cosmos rayonnant de tous ses fards. Si ! Si ! L’effarante numinosité de cette « Introductio ad altare Leo » (sic), l’impeccable nudité de la formule révèle son secret lorsqu’on sait lever les voiles qui l’entoure, lentement, patiemment. Call me Ishmael… Ulysse jouait de sa boîte à Outis comme d’une caisse de résonance dans la caverne de Polyphème, Ishmael expose son fondement polyglotte lorsqu’on le met tête-bêche. Car Ishmael n’est autre que l’anagramme d’Alshemi. Ishmael ou l’Alchimiste, bien avant qu’une épaule céleste ne viennent le remplacer dans nos tristes bibliothèques.

Les malins de fond de classe peuvent aller jouer à la marelle ; ils n’entendront jamais rien aux histoires de marins. La littérature est une chose trop sérieuse pour la confier aux esprits chagrins. Car Ishmael est ce philosophe de la Nature, cette extracteur de Quintessence, ce métaphysique professeur qui parcoure les sentiers caillouteux à la recherche de sa pierre régénératrice. Ishmael ou la preuve par douze. Ishmael ou les mystères de la corne capricieuse et les silences mielleux du cancre. Ishmael qui nous brosse Adam, tandis que Queequeg pique un sème antique. Post Tenebras Lux. Au commencement, Pan et satyres sèment le Mal. Plus tard, sous d’autres essieux, Eve rempli son réservoir chez un pompiste vénal qui lui sert du super plutôt que de l’ordinaire. Le big boss, furieux, ferme boutique et éteint la lumière. Depuis lors, le monde est avide de faire plein. Herman Melville savait tout cela. Il en connaissait un bout sur l’essence.

MOBY DICK, donc. D’un côté l’ascèse aryenne des Puritains de Nouvelle-Angleterre; de l’autre, la promesse d’une épisiotomie sous les cieux cléments des antipodes. Le Monde, en deux tomes. Au milieu, l’huis et l’huile, MOBY DICK. La charnière grinçante vouée au charnier. Le charme aimant contre l’acharnement. Césure. MOBY DICK or the Law of H. L’inspiration sublime d’un vieux grimoire radical traitant de cosméthique.