Ô, clerc de la lune…

Notes sur OEDIPE ROI de Sophocle

" ô tekna, Kadmou tou palai nea trophê "
" Ô enfants, jeune lignée de notre vieux Cadmos "


Le prologue de l’Oedipe Roi de Sophocle fournit une des clés de lecture de cette tragédie. Si comme certains l’affirment, " le tragique est l'impossibilité de penser l'unité du monde ", le premier vers de Sophocle fournit les indices permettant d’appréhender les termes de cette impossibilité. L’unité du monde ne se résume pas à une synthèse, cette troisième roue du discours logique. Elle procède fondamentalement du registre du paradoxal.

Or la grande question que pose la tragédie grecque c’est celle de la représention du paradoxal, c’est-à-dire la coexistence simultanée de termes opposés. L’œuvre phare de Sophocle est ainsi truffée d’oppositions et d’inversions de toutes sortes.

Le premier vers d’Oedipe Roi repose sur une double ambiguïté, sur la confrontation de deux idées : le nouveau et le vieux.

La question qui est ici soulevée est celle de la continuité généalogique, de sa perpétuation dans le temps. Comment l’individu s’inscrit-il dans une tradition familiale, dans une généalogie, dans une histoire ? La " progéniture " évoquée par le mot " tekna ", enfants, est immédiatement confrontée à l’ancestralité de la fondation de Thèbes et de la généalogie cadméenne. " ô tekna, Kadmou… ", choc des générations, choc des cultures. Le nouvellement né s’inscrit dans le lignage antique de Kadmos, il perpétue un nom, une histoire, des traditions.

Si l’on résume le sens de ce premier vers, nous avons quelque chose comme : "ô jeune-vieux, vieux-jeune lignage". Le télescopage de l’enfance et de Kadmos trouve son reflet inversé dans les mots " palai " et " nea ", qui signifient "vieux, antique" et "nouveau". Cette structure chiasmatique met en opposition les thèmes de l'enfance et de la vieillesse selon une séquence de type AB-BA.

                      TEKNA |  KADMOS / PALAI | NEA > TROPHÊ
                        A        B   /    B      A
                     Jeune     vieux    vieux  jeune

Mais de quoi s’agit-il ? Le dernier terme du vers peut nous renseigner sur le sens implicite de la sentence. Le mot "trophê" désigne alternativement le lignage, l’action de nourrir ou d’élever du bétail. Le substantif "tropheus" désigne la nourrice ou l’éleveur, celui ou celle qui donne à manger aux animaux.

Ce dont il est vraiment question ici, c’est d’une conception cyclique et dynamique du temps. Un commencement coïncide avec une fin, un cycle est bouclé, et cette période d'incertitude est effrayante car une nouvelle menace est apparue, la Peste stérilisante. L'adresse d'Oedipe à son peuple est un rappel à l'ancestralité de ses lointaines origines et à la force générative qui l'a perpétué jusqu'à présent. Or c'est précisément par la thématique nourricière (trophê) que les Cadméens ont pu s'inscrire dans le temps et l'histoire. L’enfance (tekna), Cadmos, l’antiquité (palai) et le renouveau (nea) sont ici exprimés pour souligner la puissance vitale mémorable de ce peuple.

On peut aussi observer que c’est le statut même d’Oedipe qui est évoqué dans ce vers. Jeune monarque et descendant direct de Cadmos, il est apparenté à cet antique lignage depuis sa naissance, mais ignore encore le lien qui le lie à cette filière généalogique. A ce stade du récit, du fait de sa victoire sur la Sphinge, Oedipe remplit le rôle de père fécondateur de Jocaste et père-nourricier de Thèbes. Sauveur de Thèbes, il a rétabli le flux génésique qu'étranglait la Sphinge. Il fait donc figure de bouc inséminateur à la puissance sexuelle magnifiée par sa descendance. Il symbolise le Bélier dans toute sa puissance et l'assemblée réunie à ses pieds ressemble, avec ses rameaux décorés de laine (hikétérai), à un troupeau de moutons agglutiné peureusement autour de son chef.

Vieillesse et stérilité sont par ailleurs associées par un mot (palai) dont la consonnance n'est pas sans évoquer la présence discrète de Laïos. Au vers 906, Sophocle utilise le même mot pour désigner l'antiquité de Laïos: phthinonta gar <tou palaiou> Laiou (Mazon); phthinonta – gar Laïou – palaiphata (Jebb). Le verbe phthiô caractérise la décadence, la disparition, la mort, ce qui disparaît (cf. phthimenoi: les morts, Od. 24.436). Le mot palaiphatos désigne "ce qui a été dit il y a longtemps", ce qui est légendaire, antique, donc disparu –et oublié!– depuis longtemps. Or la Peste décime justement les forces vives de Thèbes, ceux qui ont pour tâche d'engendrer et de perpétuer le lignage cadméen, ce que Laïos refusait précisément de faire par peur de l'oracle. La stérilité volontaire de Laïos renvoie ainsi, de manière inversée, à l'amnésie involontaire d'Oedipe, la décadence de la vieillesse inféconde du père à la fécondité prodigieuse mais criminelle du fils. Oedipe engendre dans la mauvaise direction, il tente inconsciemment de remonter le temps.

Mais la cohérence de ce vers ne s’impose que lorsque l’on se rend compte que l’image qui est sous-entendue ici se rapporte au cycle de la lunaison. En effet, le calendrier lunaire grec est réparti en deux phases (Lune croissante-Lune décroissante) ou trois décans, périodes d’approximativement dix jours :

- Mên Histámenos (Lune Croissante)
- Mên Mesôn (Pleine Lune)
- Mên Phthínôn (Lune Décroissante)

Parmi ces trois décans, certaines phases de la lune possèdent un nom propre.

Le jour de la première visibilité de la lune (après la Nouvelle Lune) s’appelle Noumênia (1er jour du cycle lunaire).

La Pleine Lune est appelée Dikhomênia (15e jour du cycle).

Enfin, la Nouvelle Lune est nommée Hêné kai Néa (approx. 30e jour du cycle).

L’expression Hêné kai Néa signifie " vieille et jeune ", expression qui concorde parfaitement avec les thèmes de l’ancienneté et de la nouveauté du premier vers d’Oedipe Roi.

Le prologue d’Oedipe Roi expose donc une temporalité cyclique où l’ancien coexiste avec le nouveau, et où le futur s’inscrit dans le présent par la perpétuation du passé, à la Nouvelle Lune.

Phase de toutes les potentialités, la Nouvelle Lune inaugure un mouvement cyclique caractérisé par l’indétermination, la suspension des énergies. À ce stade tout est possible, le renouveau tout comme la répétition stérile du passé.

Mais il y a plus. La Lune est par ailleurs considérée depuis la nuit des temps comme étant l'archétypique de la Mère Nourricière pour l’humanité. On peut donc conclure que le terme trophê se rapporte à la Lune elle-même dans sa fonction nourricière. Or le prologue de cette tragédie informe le spectateur qu’une Peste stérilisante afflige Thèbes, faisant mourir hommes, animaux et plantes. La fonction fertilisante et nourricière de la Lune est supplantée par l’action stérilisante de la Peste, provoquant une terrible krisis et une stase mortelle dans le cycle de la nature. Cette situation paradoxale conjoint les thèmes de l’obscurité, de l’ignorance et de l’incertitude propre à la Nouvelle Lune avec la nécessité d’ " orienter " une solution, tâche qu’Oedipe se jure de prendre en charge en promettant d’apporter toute la lumière sur cette affaire (ego phano).

Il faut donc s’interroger sur cette notion de transcendance qu’implique le terme de lignage. La généalogie est à la fois le processus de perpétuation du passé et de transformation du passé, chaque génération " nourrissant " la lignée généalogique par son sang, sang qui a devoir de fidélité par rapport au passé.

Oedipe est celui qui inverse l’ordre immémorial de la famille, du lignage donc du temps. Si la mise à mort du père trouve sa logique dans la succession des générations (et dans sa métaphore solaire implicite, où le Jeune Prince (aube, équinoxe de printemps, tetrapous) renverse le Vieux Roi (crépuscule, tripous) lorsque celui-ci est au zénith (solstice d’été, dipous)), l’inceste avec la mère (Nouvelle Lune, Nadir, monopous !) introduit une régression dans cet ordre même, le fils se retrouvant, –à la fois et en même temps !–, fils, mari et père, en quelque sorte aussi indéterminé que l’est le soleil à minuit. La boiterie dont souffre Oedipe est une maladie " chronique " au sens premier du terme. Le mal occulte de Thèbes est un mal au temps. C’est l’ordre cosmologique et temporel du monde qui est perturbé. Seul le devin Tirésias, le " scrutateur " des choses terrestres et célestes connaît l’à venir, et est à même de comprendre la structure cyclique universelle du drame qui se prépare. " Le pouvoir tragique du temps fait la force de Tirésias. " (2)

La révélation finale du secret d’Oedipe a lieu, comme l’indique le troisième chant du Chœur, à la Pleine Lune, phase du cycle où l’astre s’expose aux yeux de tous dans toute sa nudité. Or le mot qui désigne la Pleine Lune, Dikhomênia, est construit sur le verbe dikhiazô, qui signifie diviser, partager. C’est exactement ce que fait Oedipe, il sépare les ténèbres du secret de la clarté de la vérité et se retrouve paradoxalement illuminé, la noirceur de ses crimes est exposée en pleine lumière. À l’apogée de son pouvoir, il découvre qu’il doit à nouveau plonger dans l’obscurité de la claustration ou de l’exil. Comme le soleil, comme la lune, Oedipe doit s’éclipser…

POST-SCRIPTUM

La boiterie des trois générations de Labdacides (Labdacos-Laïos-Oedipe) s’explique aussi selon cette même logique soli-lunaire. En effet, le calendrier lunaire fait sa révolution en treize mois alors que le calendrier solaire effectue sa ronde en douze mois. Le pas solaire n’est donc pas calqué sur le pas lunaire, il y a dès lors boiterie en la demeure. Il faut 19 ans (un cycle de Méton) pour que le calendrier s’ajuste à sa position initiale. Les maîtres (solaires) de Thèbes la ronde, à laquelle la très nocturne Artémis est associée, sont toujours, forcément, à contretemps du cycle lunaire.

POST-SCRIPTUM 2

Le génie de Sophocle est d'exposer, dès le prologue et aux yeux de tous, la réponse à l'énigme. En effet, si l'on observe la position des personnages présents sur scène, on remarque qu'Oedipe est le seul à se tenir sur ses deux pieds (dipous). L'assemblée du peuple est agenouillée, à quatre pattes, tandis que le Prêtre de Zeus doit vraisemblablement s'appuyer sur une canne (tripous). C'est ainsi un véritable tableau vivant des trois âges de l'Homme qui est exposé aux spectateurs!

NOTES

(1) Touchet, Philippe, Le mythe d’Antigone : réflexions,
(2) Ibid.

© 2004 Nicholas Palffy