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Crois, Crois, Crois, sermonne l’évêque.
Croîs, Croîs, Croîs, ânonnent les parents.
Croâ, Croâ, Croâ, ironise le corbeau.

Dans son livre sur le storytelling, Jean-Marc Guscetti raconte l’histoire d’un jeune sophiste athénien, disciple d’Empédocle, venant en aide aux habitants de Syracuse en lutte contre le tyran Hiéron 1er.(1)

« Hiéron, qui règne en tyran, impose deux interdictions à la population humiliée. Tout d’abord, il leur confisque leurs terres et leur interdit d’en posséder. Puis il interdit l’usage de la parole, ce qui empêche quiconque de faire valoir son bon droit en s’exprimant ». Pour contourner ce problème, Corax écrit un livre, surnommé « le petit Corax », dans lequel il expose les règles de l’art oratoire. Ayant lu ce livre sous le manteau, les habitants parviennent à convaincre les soldats grecs de renverser leur maître.

Le jeune philosophe à la toge blanche se nomme Corax. Cette précision est des plus utiles car elle met en lumière la dimension allégorique de ce récit. Car c’est la voix du dieu Apollon qui s’exprime par l’entremise du jeune sage dont le nom est un hypocoristique (surnom affectueux) signifiant « corbeau » (Corvus Corax), l’oiseau oraculaire du dieu. Cette dimension allégorique s’ajoute à la dimension didactique du récit. La morale de cette histoire c’est que la vérité triomphe toujours sur la force, comme l’intelligence sur l’obscurantisme.

« Le petit Corax » c’est l’éloquence retrouvée du « Grand Corax » forcé au silence. Car c’est ce livre qui apporte la preuve qu’en matière de rhétorique, la parole écrite peut se substituer efficacement au pouvoir de persuasion oral. Corax est en effet crédité comme ayant été le premier philosophe à transmettre son savoir par écrit.

La valeur de cette histoire ne réside pas uniquement dans le fait que « jusque-là, la parole n’était qu’une langue, elle devient discours ». Elle vient du changement de paradigme introduit par Corax. Alors que l’art de la persuasion antique repose essentiellement sur la performance orale et rhétorique de l’émetteur, sur sa maîtrise élocutoire, Corax trouve une solution ingénieuse lorsque la parole est interdite. En passant de l’oral à l’écrit, Corax opère une révolution paradigmatique. Il démontre que le Verbe ne perd rien de son opérabilité, de son pouvoir de persuasion lorsqu’il emprunte un autre vecteur que la voix. Avec ce passage par l’écrit, le dictateur, étymologiquement « celui qui parle », reste sans voix.

L’autre enseignement de cette histoire vient du fait que l’ouvrage de Corax donne pour ainsi dire naissance au premier réseau social de l’histoire. La parole libérée fonde la démocratie.

La véritable grandeur du petit Corax, c’est de faire taire les mauvaises langues, littéralement.

Jean-Marc Guscetti, Storytelling, l’art de convaincre par le récit, Slatkine, Genève, 2011.

(1) Cette histoire semble faire plutôt référence à Thrasybule, frère de Hiéron 1er, membre de la lignée des Deinoménides (deinos en grec signifie « terrifiant, effrayant, terrible », mais aussi « merveilleux, prodigieux »).